Abadie Julien's profile

CHRONIQUEUR CULTUREL - Internet

CHRONIQUEUR CINEMA
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Critique ciné depuis 2008 sur Chronicart.com, je m'ingénie à débusquer les beautés des objets les plus impurs, ces films que l'on range trop vite sous le statut fourre-tout de "cinéma de genre", quand on ne les remise pas dans le tiroir dédaigneux des "blockbusters". Bien sûr, j'aime tous les genres, tous les cinémas, mais si l'art doit être la catharsis de l'air du temps, je crois que c'est d'abord sur ces films-là qu'il souffle en bourrasque.

Quelques exemples de mon travail...
Social Network

A qui attribuer la paternité de The Social network ? A David Fincher réalisateur ou Aaron Sorkin scénariste ? On posait la question sous forme depreview dans Chronicart #68, elle est encore plus prégnante après avoir vu le film : pas une ponctuation du scénario n'a bougé dans le transfert cinématographique, rien de sa beauté cinétique et dialectique n'a été altérée, tout est là, intact et souverain. Pour conter l'histoire de la création deFacebook par Mark Zuckerberg, le cerveau derrièreThe West wing a imaginé un mouvement dramatique limpide mais complexe, une structure centripète, tout en flash-back / forward, qui ricoche à toute vitesse de l'aventure industrielle aux procès qui en découleront. Il y a quelque chose de jouissif mais profondément déstabilisant dans ce ping-pong spatio-temporel, comme si le film clamait l'urgence d'un présent perpétuel. Même le centre de gravité du film n'en est pas un : Mark Zuckerberg (Jesse Eisenberg, marmoréen donc idéal) est une figure fuyante, insaisissable, capable de tenir trois conversations en même temps mais ne s'intéresser à aucune. Une impression qui va durer jusqu'à la conclusion, moment où les enjeux vont miraculeusement converger et se rééquilibrer. Plutôt que de bêtement raconter Facebook, Sorkin a en fait choisi d'incarner ce qu'il est : dialogues, vitesse, rebonds. Un brouillard langagier et temporel d'où émerge, ça et là, le paysage d'un monde qui change, l'histoire d'un transfert de pouvoir des lambris de Harvard jusqu'aux open-spaces de Palo Alto.

Alors ? Film de scénariste ? Trop simple, on s'en doute. Conscient de la suprématie du rail narratif de Sorkin, David Fincher n'avait simplement d'autre choix que de s'y soumettre. Il n'est qu'à voir le montage de l'étourdissante séquence inaugurale, qui va jusqu'à épouser les coupes proposées à l'écriture : on ne dérègle pas une horlogerie suisse. D'un strict point de vue narratif, la transparence de Fincher est quasi totale. C'est ailleurs que son influence se signale, dans sa manière de dire autre chose que son scénario. Par là, on ne veut pas convoquer la fameuse formule truffaldienne (le trop radical « On filme contre son scénario »), juste saluer la coloration que Fincher a choisi de donner à tout ça. Il aurait été facile de tirer des mêmes mots de Sorkin un film édifiant, de stabilobosser le drame de Zuckerberg, ce nerd qui a bâti Facebook sur le cadavre de ses copains d'avant. Facile aussi de céder aux sirènes mainstream, de basculer dans leRon Howard's movie où un geek en tongs conquiert la Silicon Valley en deux vannes et trois lignes de code. Fincher opte lui pour une voie médiane : alors que sur le papier l'affaire hésitait entre techno-tragédie et comédie pour nerds, c'est une légèreté inconséquente, presque pop, qui va prendre le pas. Un choix à la fois cohérent et paradoxal. Cohérent parce qu'il vient relayer les principes directeurs du scénario (dialogues, vitesse, rebonds), paradoxal en ce qu'il grise la noirceur sous-jacente de cette histoire et le sérieux de ses enjeux.

L'explication en est simple : le travail de Sorkin se suffit à lui-même. Sa démonstration n'a pas besoin d'une illustration mais d'un relais, d'un autre pôle d'attraction pour la mettre en tension. Un modus operandi qui a déjà conduit Fincher à des malentendus par le passé. C'est ainsi que Fight club, trop fun, apparut à certains comme un appel à la révolte - alors qu'il en criait l'inanité -, ou que Benjamin Button, trop romantique, chantait pour d'autres un hymne à la vie - alors qu'il fredonnait un requiem. Loin du cinéaste radical et formaliste qu'on veut nous vendre depuis trop longtemps, Fincher a passé sa filmo à déplacer son curseur esthétique en fonction de ses scénarios. Il y a chez lui comme une volonté de brouiller le message premier pour toucher à l'essence du sujet, prendre une forme inattendue, parfois celle qu'il dénonce, pour piéger le film de l'intérieur. SiThe Social network ne devrait pas susciter ce genre de malentendu -l'évidence de son arc narratif saute aux yeux- la méthode Fincher risque d'en étourdir quelques uns. Comme Zodiac se servait du thriller pour parler de tout autre chose, The Social network n'utilise pas Facebook comme une fin, mais comme un symptôme. Fincher a compris que la contemporénaité du récit de Sorkin était autant dans ce qu'il disait que dans sa manière de le dire. Du coup, plutôt que de pousser la ligne de basse de cette histoire (le monde qui change), il va accélérer sa rythmique fragmentée pour aboutir au même résultat.

Tout est là : The Social network est un film qui va vite, trop vite, si vite que le drame sous-jacent n'en est qu'effleuré. La solitude de Zucky, les illusions perdues, le pouvoir qui change de mains mais pas de visage... Tout ce qui à la lecture apparaissait clairement, devient flou parce qu'on ne peut plus s'arrêter sur les mots. C'est le syndrome Fight club : un refus de faire sens pour mieux incarner son sujet. Héros comme spectateurs, personne dans The Social network ne prend vraiment conscience des choses, des chiffres, des enjeux, des gens, rien n'a d'importance puisque rien n'existe au-delà de la prochaine conversation, de la prochaine idée, de la ligne de code suivante (« En travaillant sur la vitesse, on travaille sur l'oubli », écrivait Paul Virillo). Le drame en a-t-il pour autant disparu ? Non, il est toujours là, comme un arrière-goût désagréable, dilué dans le flux crypté d'informations (Zodiac encore), ne surgissant qu'au détour de quelques séquences traumatiques avant d'être abandonné aussi sec : le présent n'attend pas, il est en actualisation perpétuelle. Jusqu'au finale qu'on évoquait plus haut. En mettant au dernier moment le film sur pause, Fincher et Sorkin sortent les bacs de fixateur et de révélateur : en fait, The Social network c'est mieux qu'un film sur Facebook, mieux qu'un biopic sur Zuckerberg, mieux qu'un manifeste netocrate. C'est le portrait fidèle, donc secrètement tragique, d'une époque qui croit avancer en appuyant sur F5.

Avatar

Avatar est un point final en même temps qu'une majuscule. Soit le bon de sortie de la décennie écoulée et le passeport pour la suivante. Ce que nous échafaudions d'hypothèses dans Chronic'art #61 s'est vérifié sur pièces : James Cameron vient bien de réaliser l'aggiornamento d'un certain cinéma mutant, la synthèse terminale de l'esthétique numérique et du cinéma classique. Jusque dans son titre-programme :Avatar, ou comment un soldat paraplégique retrouve goût à la vie et l'usage de ses jambes en devenant un Navii digital. Depuis Abyss, Cameron travaille l'imagerie de synthèse comme un prolongement de son obsession : le dialogue homme-machine (voir son court prophétique Xenogenesis). La puissance formelle de son cinéma qui découlait jusqu'alors de la seule friction entre chair et métal (le robot tueur deTerminator, ses Aliens aux reflets métalliques), va d'abord trouver dans le digital une altérité pacifiste et catalytique (Abyss). Mais très vite, Cameron va lui préférer les vertiges mimétiques du doppelgänger (le T-1000 de T2). C'était il y a vingt ans. Vingt ans au cours desquels la mutation s'est accélérée. Vingt ans qui déboucheront sur ce space-opera écolo un film-monstre où le rapport de force humain / digital se renverse en un plan, celui du premier contact : en 1989, c'est l'alien qui se reflétait sur le casque du plongeur ; en 2009, c'est le visage du soldat qui se réfléchit sur le corps de son avatar. Un signe des temps.

De la décennie cinématographique qui se referme sur le dernier Cameron restera un sentiment de transition, une hybridation tous azimuts des formes d'un art de moins en moins pur. Deux fronts ont été plus particulièrement enfoncés ces dix dernières années : le réel et sa simulation. Deux fronts a priori antagonistes mais rangés sous la bannière du même envahisseur numérique. C'est lui qui a fait bouger les lignes esthétiques ces dix dernières années, mais pas de la manière attendue. Passons vite sur le flanc gauche, celui attaqué par les néo-séries et la real-tv, qui a poussé le cinéma vers l'effet de réel et l'accélération du récit (c'est un autre débat que le cinéma hyperréaliste de Michael Mann est en train de clore), et restons sur le flanc droit, où l'imagerie de synthèse n'a cessé de grignoter les marges du pacte de crédulité. Les progrès en matière d'effets spéciaux, donc de reproduction du réel, sont venues ébranler ce qui dans un film relevait communément du vrai (les acteurs, les décors). C'est comme si le rendu marmoréen du numérique s'était peu à peu superposé à tout et partout, réclamant sa part de réel alors qu'il rangeait tranquillement le cinéma sous l'égide d'une simulation globale (rien que cette année :Clones, Scrooge, Benjamin Button...). Un paradoxe baudrillardien qui vient d'atteindre son acmée : jamais avant Avatar le faux n'avait semblé si vrai et le vrai si faux.

De quoi faire résonner autrement l'ironie du colonel Quaritch au moment d'aller massacrer les aliens : « Ce sera humain... Ou à peu près ». Tout est là. On a cru voir hier dans des outils comme la performance capturel'avènement d'une seconde réalité, quand elle scellait en fait la mort de la première : dans Avatar, le corps humain a été phagocyté par la machine et recraché, en mieux, dans un environnement virtuel. De la même manière, on croit aujourd'hui renforcer le réalisme et l'immersion avec la 3D alors qu'elle ajoute une simulation à la simulation. Si les effets et la stéréoscopie d'Avatar sidèrent, ce n'est pas tant à cause d'un quelconque effet de réel (comme si la perception de la réalité se limitait à ça...), mais bien parce que c'est la première fois que virtuel et réel dialoguent sur un même niveau, dans une même dimension. Les formidables tensions formelles qui traversaient jusqu'alors certains films-mutant d'hier découlait pour une large part d'une déconnexion ontologique : de conception l'image de synthèse est en 3D, quand l'objet-film est par nature une traduction en 2D de la réalité. En injectant tout ce petit monde dans le même moteur esthétique, en passant d'une communication des matières à leur communion, James Cameron vient de justifier le nom de baptême se ses caméras : Fusion. Mais qu'on ne s'y trompe pas : c'est bien l'humain qui est absorbé. L'alien, l'ordure, le corps étranger ici, c'est lui. Pas un hasard si les dernières traces de réel sont les terriens et leur base froide et métallique. Tout le reste, la nature, les Naviis, les bestioles, sortent des entrailles d'un gigantesque disque dur. Un monde volontairement déréalisé (les couleurs oniriques) mais paradoxalement plus crédible. « All is fake », comme le clamait Phénomènes.

Mais, et c'est le plus dingue, Avatar n'a rien du blockbuster-malade ou théorique (revoir Matrix et surtout ses suites). Non, Cameron ne sait faire que des films pleins, du cinéma total, il est l'entertainer au sens le plus noble du terme, celui qui fait du spectacle une affaire de formes. Tout ce que l'on vient de dire est ici si bien synthétisé, coulé dans une grande forme hollywoodienne, articulé autour de mécanismes narratifs archi-connus (en gros, c'est Danse avec les loups), qu'on le manquerait presque. Si Cameron n'est pas le plus subtil des metteurs en scène, il y a chez lui une capacité hors normes à formaliser des concepts, à produire une iconographie définitive et immédiatement assimilable. On a souvent dit ce que le plan de Ripley dans son mécha devait aux maîtres du manga ; on a moins noté la déflagration provoquée par cette image et ce que ces mêmes auteurs lui devaient. Cameron est un accoucheur de mondes et son petit dernier est à l'image de ses frangins. Quand les frères Wachowski filment des coulures de sang sur les lignes de codes de la matrice, lui fait littéralement saigner ses avatars. Et comme dans Là-haut, ces quelques gouttes d'hémoglobine suffisent à dessiner une cicatrice plus profonde qu'elle n'en a l'air : quand le non-vivant atteint un tel point d'incarnation, le voir souffrir, pleurer ou hurler crée un trouble palpable. Un trouble qui ne va cesser de se renforcer, de vols à dos de dragons en engueulades digitales, jusqu'au dernier mano a mano, point d'orgue d'une baston orgiaque : homme-mécha à ma gauche, avatar 100% numérique à ma droite. Comme un négatif de la conclusion d'Aliens mais revu et corrigé à la palette graphique. Un duel matriciel (on n'a pas vu ça depuis le finale dePredator) qui culminera dans un plan à la cohérence foudroyante : celui d'une image de synthèse serrant contre elle un corps inanimé. Le film qui s'était ouvert sur les pupilles éteintes d'un humain se clôt sur le regard vivant de son avatar. Mutation achevée.

Night and Day

« Who are you, really ? ». Plusieurs fois June Havens (Cameron Diaz) posera la question à Roy Miller (Tom Cruise), espion dingo débarqué dans sa vie au détour d'un aéroport. D'abord sous le charme du bel inconnu, la jeune femme découvrira son job secret quelques minutes après leur rencontre, à 10,000 pieds d'altitude, lorsqu'il trucidera l'équipage de son avion. En gardant le sourire. Attirée mais effrayée par ce grand maniaco-séductif, la jeune femme le suivra pourtant dans une drôle d'aventure à base de complot international et de duracell nucléaire. « Who are you, really ? » disions-nous. Voilà tout le sel théorique de Night and day : qui est Roy Miller ? Ou plutôt : qui est Tom Cruise ? Voilà un moment que la question se pose de films à sa gloire en apparitions publiques, de guest-rôles en interviews, sans qu'une réponse satisfaisante se fasse jour. Fou ? Génie ? Démon ? Grâce à Night and day, on en sait un peu plus : l'acteur mégalo et son personnage sont ici concaténés, confondus en un même corps forcément indécidable. On s'étonnait, il y a quelques temps, de la capacité de Robert Downey Jr à circuler d'un côté à l'autre de l'écran (Sherlock Holmes), de l'échange qui se joue toujours entre l'acteur et ses personnages au point de ne plus savoir qui vampirise qui. Tom Cruise nous semble déjà au stade supérieur. Depuis qu'il a les fils qui se touchent, notre mogul scientologue est passé de l'autre côté sans retour possible. Il n'est plus un acteur, il n'est plus un personnage, il est tout à la fois et en même temps. Un pur objet de cinéma jamais dupe de lui-même.

D'aucuns objecteront que le cinéma de Tom Cruise n'a jamais parlé que de lui. Et ils auront raison. Mais jamais avant Night and day - mis à part peut-être dans Eyes wide shut - la chose n'avait été formulée avec autant d'acuité, jamais surtout l'acteur ne s'était approché si près de son propre gouffre (d'ailleurs le film se donne symboliquement comme une sorte de best-of cruisien). C'est que Cruise se tient aujourd'hui à un tournant de sa carrière, une charnière aux allures de crépuscule. Crépuscule médiatique (image ternie par la scientologie) mais aussi commercial (son box-office en berne). Paradoxe inédit : c'est maintenant, alors qu'il n'a jamais été aussi bon (revoir M:I:3 et Tropic thunder), que le public se détourne de lui. Parce que le public n'aime pas les dingues. Les vrais. Et chez Tom Cruise, le talent est désormais indissociable de sa folie. Il faut voir ce qui passe ici dans son regard, dans ses gestes, ce mélange d'assurance crâneuse et de fêlure irréparable, ce charme vésanique qui s'exhale dès qu'il vous fixe. Trop parfait pour être sain, donc idéal pour le rôle. Voir aussi la manière qu'il a de balancer ses répliques dans un entre-deux étrange, jamais vraiment cabotin, pas pour autant détaché, à une distance idéale entre Roy Miller et Tom Cruise. Là où il fallait être ; là où il se trouve actuellement. Claquemuré dans cette image intermédiaire de lui-même, Cruise est comme une victime consentante du monstre médiatique qui l'a remplacé. Ce qu'on voit dans Night and day, ce n'est plus Tom, ni même Roy, c'est un pur artefact coincé derrière l'écran. Pas un hasard si son personnage se fait régulièrement projeter contre des vitres ou des pare-brises plein cadre, mais sans jamais les briser : quelle plus belle métaphore d'un acteur invincible mais prisonnier de sa propre image ? Incapable de s'évader dans la profondeur, de briser le quatrième mur, notre espion ne connaît en revanche aucune limite diégétique. Intelligemment libéré par le style fluide, presque transparent de James Mangold, il s'empare du champ, en dévore le territoire. Le voilà qui change de pays en un cut, surgit du hors champ sans prévenir, se joue des lois physiques, tord l'espace-temps à son gré, absorbe les balles, tombe mais se relève… A la fois maître et prisonnier en son royaume, fondu mais enchaîné.

Et puis, à mesure que les cascades cartoonesques se succèdent, l'horizon mimétique de l'acteur se dégage : à bien y réfléchir, Tom Cruise n'est plus très loin du toon. De sa folie comme de sa dépression. On aurait déjà du s'en douter à le voir cavaler de film en film, le torse trop droit, les paumes grandes ouvertes, le corps sur-équilibré, mais le visage effrayé par le rythme de ses jambes, en tout cas déconcerté par la vitesse de son propre corps (à comparer avec la concentration minérale d'un Matt Damon). On pense au regard apeuré de Coyote réalisant que le mur approche trop vite, ou aux yeux roulants du Screwy Squirrel. Depuis Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, personne n'ignore qu'eux aussi sont de purs objets de cinéma, des artefacts enfermés dans leur dramatique statut de toon. Quel que soit le côté de l'écran. Et c'est là que le choix de Cameron Diaz prend toute sa saveur. Elle qui rayonnait dans The Mask en projection fantasmée des pin-up de Tex Avery, elle-seule et son sourire trop grand pouvaient donner la réplique à un Tom Cruise total -comprenez psychopathe indestructible- sans se faire bouffer tout cru. Une polarisation que l'on retrouve jusque dans le beau titre original, « Knight and day », qui contient presque tous les enjeux du film et peut se lire dans tous les sens. Mieux : le duo trouve en bout de course un surprenant équilibre, une sorte de transfert de masse entre Knight et Day assez typique des films du comédien (de La Firme àMinority report, le salut de Tom Cruise vient souvent des femmes). Un petit tour de force à mettre au crédit de James Mangold, solide artisan qui n'a jamais dévié de sa méthode : confier à ses acteurs le moteur dramatique, cinétique et réflexif de ses films (revoir Copland, Identity, 3h10 pour Yuma...). Un programme qui atteint ici un petit point d'achèvement en débouchant sur l'autoportrait d'un immense acteur nommé Tom Cruise : une méga star qui, en se confondant avec son propre personnage, s'est finalement condamnée à faire son cinéma.


Sherlock Holmes 2 : Jeu d'ombres 

Sherlock Holmes 2 : Jeu d'ombres reprend un peu après la fin du premier épisode, alors que le Dr Watson a décidé d'abandonner Holmes pour se consacrer à sa future femme. Livré à lui-même, le fantasque détective poursuit donc seul ses investigations, obnubilé par une série d'attentats anarchistes qui ensanglantent l'Europe. Derrière ces écrans de fumée explosifs, lui et son don de déduction flairent autre chose, une vaste machination destinée à provoquer une guerre mondiale. Un plan machiavélique sur lequel plane l'ombre du génial Professeur Moriarty... D'un sous-titre à l'autre, le cinéma d'action poursuit son petit état des lieux. Voilà quelques semaines, MI4 - Ghost protocol disait au travers de Tom Cruise le devenir-fantôme du surhomme hollywoodien, son absorption définitive dans la grande machine à simulacre. Avec son héros omniscient et son intrigue brouillardeuse, Sherlock Holmes 2 fait mieux que s'inscrire dans le prolongement de cette idée, il annonce le programme haut et fort : ce cinéma n'est décidément plus affaire de personnages, d'intrigue, ou même de corps, seul lui importe désormais les mouvements aveugles de ses golems d'opérette, la sarabande de ses ombres bavardes s'écharpant devant le grand feu d'images.

C'est d'autant plus frappant ici que l'on progresse dans le film à tâtons. Les indices se font fugaces, les tenants assez flous, les aboutissants très tardifs, trahissant une volonté nette d'égarer le spectateur dans le labyrinthe, de le suspendre au seul fil d'Ariane qui lui reste : Sherlock Holmes. Témoin, son « Follow my lead » lâché à sa partenaire au beau milieu d'une valse étourdissante qui s'adresse en réalité au spectateur, l'enjoignant à suivre le mouvement puisque, disions-nous, rien d'autre n'importe. On soulignait dans notre chronique du premier épisode tout ce que ce néo-Holmes et sa logique prédictive disaient du héros contemporain, cette manière de déclencher chaque rebondissement mais de les annuler en les anticipant, de ratiboiser les enjeux en leur opposant un mélange d'invincibilité et de vitesse pure (que peut-il arriver à celui qui connait déjà le plan d'après ?). Une fois n'est pas coutume, le deuxième épisode tire cet écheveau jusqu'au nœud du problème : ce don est une malédiction. Si elle lui offre le contrôle absolu du film (pour cette franchise, l'éponymie s'impose), l'omniscience du détective le contraint à voir les choses à son corps défendant, à déduire la minute d'après sans jamais ressentir celle du moment, comme une machine programmée pour faire avancer le film contre son gré (sa frénésie de mots ne dit rien d'autre que cet emballement). On s'amuse à le voir jouer les transformistes, se fondre dans le décor comme un fantôme, tergiverser sur ses orientations sexuelles (l'ambiguïté avec Watson atteint des sommets), sauf qu'à être tout le monde à la fois, Holmes n'est plus personne en particulier. Il ne vaut que pour sa transparence. Derrière l'excentricité de façade, le regard perdu et l'indétermination chronique du détective trahissent en filigrane le drame du héros absolu : être l'ombre qui accompagne le mouvement.

Le Sherlock Holmes de Downey Jr, c'est un peu le pendant victorien de la Lisbeth Salander de Millenium. Même punk attitude, même fascination pour les machines, même capacités à ingérer et digérer les signes, l'un et l'autre sont surtout si maîtres du champ qu'ils le traversent dans une effarante fluidité, un pied dans un plan l'autre dans le suivant, comme s'ils savaient d'avance que leurs gestes, leurs choix, allaient forcément toucher au but (les hallucinantes séquences de l'escalier ou du viol chez Fincher / les séquences prédictives dites Holmes O vision chez Ritchie). Des talents d'ubiquité et de palinodie qui placent ces créatures-simulacres au coeur de leurs temps, mais à la marge de leurs contemporains. C'est la même résignation qui se lit dans leurs regards quand ils regardent s'éloigner Watson/Blomqvist au bras de leur amoureuse, la même conscience profonde qu'ils n'ont plus leur place parmi les vivants. Leur rapport au corps ne trompe pas : ils n'y voient qu'un pur véhicule de chair, une enveloppe propulsée par les puissances de l'esprit que l'on peut maltraiter, transformer et même arrêter à loisir. Il faut voir cette séquence où Sherlock Holmes, le corps littéralement épuisé par les blessures, donne tous les signes biologiques de la mort mais va redémarrer d'une piqûre, tel un automate qu'on aurait remonté. On ne tue pas une ombre.

Plus encore que le premier épisode, Sherlock Holmes 2 se veut donc profondément anti-dramatique. Tous les ressorts habituels du suspens y paraissent distendus puisque l'imprévu ne l'est jamais. Et le film de se déployer à l'horizontal, d'enquiller mots et images à la vitesse où Holmes peut les ingurgiter (« La plus parfaite machine à observer » dit de lui Watson dans Le Signe des quatre de Conan Doyle), sans un regard pour le spectateur définitivement largué ni pour les règles narratives de rigueur. Mais comme dans Millenium, c'est dans le spectacle cérébral et cinétique de l'enquêteur au travail que se niche aujourd'hui le vertige. Sans posséder la maîtrise racée d'un Fincher, ni le regard post-moderne d'un Brad Bird, la caméra balourde de Guy Ritchie dissout elle aussi - et sans doute malgré elle - la matière-film dans le flux d'images. Qu'importe l'enquête, qu'importe les twists, qu'importe le film même, avec ce Follow my lead ! en guise d'étendard, le cinéma d'action s'approche toujours plus près d'un idéal impressionniste, d'un territoire esthétique où les myriades d'images et de sons comptent moins que leur somme, où l'enchaînement des plans ne vaut que comme « pure énergie lumineuse » (René Huyghe, Dialogue avec le visible). Car c'est bien connu : pas de « jeu d'ombres » sans un maximum de lumière.

Transformers 3

Pour expliquer notre déception face à ce barnum rutilant mais sans âme qu'est Transformers 3, la face cachée de la lune, il nous faut revenir sur le cas Michael Bay. Comprendre que derrière son univers d'adolescent découvrant son premier porno se joue depuis ses débuts le futur d'un certain cinéma hollywoodien. Steven Spielberg l'avait compris dès 1998, lorsqu'il avait adoubé le nouveau wonderboy devant les caméras et avec ces quelques mots : « C'est le meilleur oeil d'Hollywood » (sic). Michael Bay est alors au sommet de son art. Il vient d'enchaîner The Rock et Armageddon, deux objets d'une candeur touchante parce qu'irréfléchie, animés d'une même foi aveugle en la toute-puissance du spectacle pyrotechnique. Sans autre filtre que celui de sa caméra, Michael Bay y filmait tout comme un sale gosse ouvrant un grand coffre à jouet : avec l'excitation infantile de la découverte et l'énergie de la première fois. Le problème c'est qu'elles ne durent par définition qu'un temps...

Film après film, ce « primitivisme » du cinéaste va se doubler d'un revers de plus en plus pervers : « pas d'images justes » chez Michael Bay, « juste des images ». La littéralité de son cinéma s'éclaire à la lumière de cette citation de Jean-Luc Godard : au fond, sa relation infantile, directe, aux images confine à leur destruction pure et simple, comme s'il les usait à force de les fétichiser, comme s'il les dévitalisait à force de les filmer. C'est là sa beauté, c'est là sa limite. Chez Bay, on ne trouve plus que des images : plus d'affects, aucune pulsion, juste leur représentation fantasmée (on y reviendra). Un symptôme qui est aussi celui de tout un pan du cinéma de genre contemporain, que la vitesse, l'hypermontage et les mutations visuelles en tout genre forment et déforment à tout va. Mais le cas Bay est plus complexe. Maître de ce petit jeu jusqu'à Bad boys 2 (l'un des points de non retour de l'actioner contemporain), c'est à se demander s'il n'est pas en train de devenir son fossoyeur avec la saga Transformers : réputé pour tout faire exploser à l'écran, c'est en réalité derrière que le cinéaste est en train de tout casser.

Tout se passe en fait comme si le chantier de démolition fomenté par Michael Bay s'enfonçait dans la déliquescence. Après la pulvérisation du champ (les effets de particules du premier Transformers), après la casse de la narration (la structure chaotique d'un deuxième opus sous-estimé), voilà qu'il sort le rouleau compresseur et attaque le terrassement du film lui-même. Les pourfendeurs de la première heure vous diront que rien n'a changé, que Transformers 3 nous sert le même programme décérébré et vulgos que ses prédécesseurs. Rien n'est plus vrai, rien n'est plus faux. Ce n'est pas l'ADN de Bay qui est en cause ici, sa vulgarité revendiquée, sa structure foutraque ou ses blagues foireuses, mais bien l'étiolement de toutes notions de pulsation, d'émotion ou de dramaturgie. Il est toujours question ici de spectacle total, d'hypertrophie généralisée (le dernier tiers proprement gargantuesque), mais à un point tel que plus rien d'autre n'a d'importance : ni les personnages, ni le film, ni même le spectacle.Transformers 3 ne semble devoir son existence qu'à ses bandes-annonces hallucinantes, comme s'il avait été filmé d'abord pour les nourrir. Exemplaire : la scène d'exécution de Bumblebee sous les yeux du héros. Pic émotionnel de la saga, la séquence s'organise sur trois niveaux : 1. le regard de Sam, 2. le regard de Bumblebee, 3. le vaisseau en surplomb. A priori immanquable (montage alterné, champ-contre-champ, suspens, larmes qui coulent), le résultat se verra ruiné par un découpage aberrant et un rythme erratique où l'on peine à reconnaître le Michael Bay lacrymal d'Armageddon ou même son double maléfique de Bad boys 2. Et tout le film est ainsi, appliqué à flinguer la beauté primitive des codes du genre (le retour des héros bannis, le finale héroïque, la transcendance du héros...), aveuglé par sa frénésie à produire de l'image, encore de l'image, juste de l'image. Surtout, le film ne génère rien en retour, ni vertige visuel (les limitations techniques de la 3D ont obligé le cinéaste à calmer son esthétique du chaos) ni sous-texte théorique (introduit dans le second opus, les noces du corps et de la machine ne dépasse ici jamais le stade du gimmick). Au fond, Transformers 3 est frappé du même symptôme que les mauvais pornos de luxe : un aplanissement généralisé des enjeux, des corps et des pulsions, une litanie de fantasmes qui aurait oublié de donner envie.

D'où cette hypothèse qu'on a eu le temps d'échafauder en 160 longues minutes de séance : comme le cours de ces pornos friqués, l'indice Michael Bay serait-il indexé sur celui de ses actrices ? On a souvent dit combien les archétypes féminins du cinéaste s'inspiraient du X sans voir l'essentiel : chez Bay, la teneur des rôles féminins et le regard porté sur elles semblent intrinsèquement liés au résultat final. The Rock ? Vanessa Marcil en future mère regarde son héros de mari transcender sa condition (série B épique).Armageddon ? Liv Tyler, petite fille à l'œil trempé, assiste en direct au sacrifice sidéral d'un père absent (blockbuster bouleversant). Bad boys 2 ? Pas de vrais rôles féminins, juste une overdose de fantasmes pornographes (actioner déraisonnable). The Island ? Scarlett Johansson en bombe ingénue imite l'action-girl comme elle peut (mauvais pot-pourri de SF). Transformers ? Megan Fox y a débuté en girl next door de suburbs (très belle intro spielbergienne), avant de se muer en monstre fantasmatique et inaccessible (deuxième épisode exubérant et épuisant). Virée de l'épisode de clôture, Megan a finalement laissé place à la spectaculaire Rosie Huntington-Whiteley, mannequin Victoria's Secret et premier effet spécial du film. Un corps de rêve vaguement désincarné qui va remplir son rôle de symptôme à la seconde où il apparaîtra : derrière la face cachée de sa lune se cache cette fois un grand vide.

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